Le travail de l'argile: les témoins archéologiques d'un savoir-faire artisanal et industriel

Par Melissa Labonté-Leclerc

Le travail de l'argile par les Eurocanadiens commence vers 1636 par la fabrication de briques. Puis, dès 1655, les premiers potiers d'origine française viennent s'établir en Nouvelle-France. Tout au long du Régime français, le travail de l'argile reste marginal. La brique est peu employée et les poteries sont majoritairement importées d'Europe. La forme des objets ainsi que les modes de production des céramiques du Québec à cette époque sont grandement inspirés des formes et des techniques de fabrication françaises. Les premiers briquetiers et potiers s'installent dans la région de Québec dès le tout début, puis un peu partout dans les diverses régions des basses terres du Saint-Laurent, spécialement le long du fleuve Saint-Laurent et ses affluents, comme la rivière Richelieu et la rivière Saint-Charles. Ces régions sont caractérisées par un substrat riche en argile sédimentaire adapté à la production d'objets variés en terre cuite grossière à pâte rouge.

À la suite de la conquête, la population du Québec ainsi que le nombre de potiers augmentent considérablement. Les années 1780-1830 connaissent alors l'âge d'or de la production céramique locale issue des ateliers d'artisans potiers. Leur production est de moins en moins inspirée par les productions françaises. Elles s'apparentent désormais aux poteries réalisées aux États-Unis ou en Angleterre. Les techniques de fabrication changent légèrement, les potiers utilisent désormais la double cuisson pour la production. C'est également à cette période qu'un nouveau style stylistique apparait chez les potiers québécois, la décoration à l'engobe.

Tant à la période française qu'à la période britannique, le métier de potier est transmis par apprentissage ou par les liens familiaux. Le savoir-faire d'un maître à son apprenti se fait durant une longue période d'années où le maître-potier enseigne et transmet ses connaissances. L'apprenti y apprend les différentes facettes du métier, de l'extraction de la matière première à la vente des produits finis. Les divers artisans potiers établissent leur atelier à proximité d'une source d'argile, d'une source d'eau et de bois. Le façonnage de la poterie est principalement réalisé au tour de potier à l'aide d'outils comme l'estèque et les tournassins. Cruches, terrines et bols sont réalisés dans l'atelier, ou boutique, qui est parfois situé à même la demeure familiale. La cuisson des objets se fait près de l'atelier.

Alors que l'on compte plus d'une cinquantaine de maîtres-potiers durant le premier quart du XIX^e siècle, seulement une trentaine est dénombrée durant toute la période de 1850 et 1916. Le déclin des ateliers d'artisans potiers est bien amorcé. Malgré la grande diminution de maîtres-potiers et d'apprentis, la production céramique au Québec n'en est pas pour autant au ralenti. Vers 1840, des changements dans les pratiques et les types céramiques produits surviennent au Québec. On délaisse peu à peu l'argile locale pour les argiles importées. Les ateliers céramiques traditionnels sont tranquillement délaissés pour les manufactures puis les maîtres-potiers et les apprentis font place aux ouvriers et ouvrières de tous âges. Ces divers changements sont provoqués par plusieurs facteurs socioéconomiques, politiques et technologiques.

Les premiers changements majeurs dans la production céramique au Québec surviennent dans la vallée du Richelieu, spécifiquement à Saint-Jean, à la suite de l'établissement en 1840 de la première fabrique de contenants en grès du Canada par les Américains Moses Farrar et Isaac Newton Soule. La fabrication est un succès et d'autres potiers se lancent rapidement dans la production de grès. Innovation, perfectionnement et investissement en capital provoquent au cours de la deuxième moitié du XIX^e siècle une diversification importante dans la production céramique au Québec. Dès 1847, la première manufacture au Québec de pipes en terre cuite fine argileuse blanche est inaugurée à Montréal, la fabrique de pipes Henderson. Puis, vers 1860, les premières vaisselles en terre cuite fine jaune à glaçure incolore ou à glaçure brune de type Rockingham sont produites à Cap-Rouge et à Saint-Jean. Quelques années plus tard, en 1873, la première manufacture d'objets en terre cuite fine blanche est enfin implantée au Canada avec l'inauguration de la St Johns Stone Chinaware Company à Saint-Jean.

La diversification des types céramiques n'a pas pour autant mis fin à la production d'objets en terre cuite locale. Cependant, les modes de fabrication sont légèrement différents. Certains potiers ont recours à des méthodes traditionnelles de façonnage comme Charles Belleau dans son atelier de La Baie, entre 1855 et 1889. Cependant, ce dernier se sert de matériel d'enfournement pour la cuisson de ses objets, technique qui était alors peu utilisée pour la cuisson des terres cuites grossières. D'autres ateliers d'artisans potiers, comme les Dion de L'Ancienne-Lorette, ou les manufactures, comme la poterie Bell de Québec, utilisent la machine à vapeur comme force motrice pour certaines étapes de leur production en argile locale.

Malgré cette effervescence pour la production céramique au Québec durant les années 1850 et 1890, celle-ci est déjà en déclin dès la fin du XIX^e siècle. Les diverses manufactures et ateliers céramiques québécois ne peuvent pas rivaliser avec les marchés internationaux. La vaisselle en provenance d'Europe et des États-Unis est trop abordable et bon marché par rapport aux productions d'ici. De plus, l'arrivée des objets en fer-blanc et la diminution du prix du verre jouent également un rôle important dans la réduction de la demande pour les objets en céramique. Peu à peu, les manufactures encore présentes à la fin du XIX^e siècle se tournent vers de nouveaux marchés, les produits sanitaires en porcelaine utilitaire et les tuyaux de canalisation en grès. Au début du XX^e siècle, la production de contenants en grès, en terre cuite fine et en terre cuite grossière est toujours présente, mais celle-ci n'est plus aussi importante que durant la deuxième moitié du XIX^e siècle. La production de toilettes, de lavabos et de bains en porcelaine perdure jusqu'au début du XXI^e siècle à Saint-Jean-sur-Richelieu.

Ces nombreux siècles de production céramique au Québec ont engendré un nombre incalculable d'objets vendus, échangés et utilisés à travers le Canada, générant, par conséquent, une grande quantité de déchets de production. L'argile est effectivement une matière première recyclable tant et aussi longtemps qu'une première cuisson n'a pas été réalisée ou qu'elle n'a pas subi un traitement quelconque. Avant l'utilisation des fours électriques et des matières premières uniformisées en laboratoire comme aujourd'hui, la production d'objets en céramique était influencée constamment par les techniques de production et d'enfournement employées ainsi que par la nature même des matières premières utilisées. Ces différentes variables provoquent une grande instabilité dans la production. Une enfournée peut donner des résultats extraordinaires alors que l'enfournement suivant se révèle une catastrophe. Les potiers et pipiers de l'époque rejetaient leurs ratés dans un dépotoir, ou tessonière, se trouvant sur leur propriété et souvent situé dans un ancien puits d'extraction d'argile. La présence de rejets de production ne se limite pas seulement au lieu de production; ceux-ci peuvent également être trouvés hors des ateliers et des manufactures de céramique. La ville de Saint-Jean-sur-Richelieu est possiblement le meilleur exemple de ce phénomène où les rejets de production ont été utilisés comme remblai de comblement et de nivellement un peu partout dans la ville. La découverte de ces nombreux rejets de production constitués d'objets techno-témoins, d'outils et de matériel d'enfournement permet d'en apprendre plus sur le savoir-faire des potiers et des pipiers d'autrefois. Les déchets des uns font le bonheur des autres !

Cette thématique propose un échantillon diversifié des divers types céramiques produits au Québec sous forme d'objets techno-témoins avec ou sans défauts de fabrication. La thématique propose également un assortiment d'outils et de matériels d'enfournement utilisés par les potiers et pipiers d'ici et d'ailleurs. Les divers objets présentés ont été trouvés sur des sites de production céramique ou dans des zones de rejet découverts un peu partout au Québec. À travers les artéfacts sélectionnés, laissez-vous raconter les gestes et le savoir-faire du métier de pipiers et de potiers ainsi que les divers changements survenus dans la fabrication d'objets en céramique au cours du XVIII^e siècle jusqu'au début du XX^e siècle au Québec.

Pour en savoir plus :

• Lambart, Helen H. 1975. Les potiers et leurs rivières: les ateliers de poterie de Saint-Charles et de Cap-Rouge à la fin du dix-neuvième siècle. Publications d'histoire/Publications in history 2. Ottawa: Musées nationaux du Canada, Musée national de l'Homme.
• Lambart, Helen H. 1975. Deux siècles de céramique dans la vallée du Richelieu : étude historique. Publications d'histoire/Publications in history 1. Ottawa: Musées nationaux du Canada, Musée national de l'Homme.
• 2009. Patrimoine archéologique des poteries, briqueteries, tuileries et fabriques de pipes au Québec : étude produite dans le cadre de la participation du Québec au Répertoire canadien des lieux patrimoniaux, volet archéologique. Québec: Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine Québec.
• Collard, Elizabeth. 1984. Nineteenth-Century Pottery and Porcelain in Canada. 2e éd. Kingston and Montreal: McGill-Queen's University Press.
• Gaumond, Michel, et Paul-Louis Martin. 1978. Les maîtres-potiers du bourg Saint-Denis, 1785-1888. Les cahiers du patrimoine 9. Québec: Ministère des Affaires culturelles.
• L'Anglais, Paul Gaston. 2022. « Les premières terres cuites communes de fabrication locale sous le régime français ». Dans Feu: lueurs et fureurs, par Christian Gates St-Pierre et Yves Monette, 96‑ Archéologie du Québec. Montréal: Les Éditions de l'Homme.

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