Questions d’archéométrie : les analyses tracéologiques sur les outils en pierre
Par Marie-Michelle Dionne PhD., GAIA coopérative de travail en archéologie Et Jacques Chabot, Professeur en archéologie, Département des sciences historiques, Université Laval
Le développement d’une méthode d’analyse qui permet l’observation et l’interprétation des traces d’utilisation sur les outils en pierre de la préhistoire émerge d’abord en Russie dans les années 1950, avec les travaux de Sergei A. Semenov (Semenov 1964). Dans les années 1970, aux États-Unis, Lawrence Keeley contribue au développement de la tracéologie par des expérimentations permettant d’attester de la fiabilité de la méthode et de documenter les dynamiques d’usure et par l’utilisation de la microscopie à fort grossissement (100X et plus) (Keeley 1980). Depuis, les développements méthodologiques, la constitution de référentiels et le recours aux analyses tracéologiques dans le but de raffiner notre compréhension des modes de vie anciens sont en progression constante un peu partout sur la planète.
Qu’est-ce que la tracéologie ?
La quête du tracéologue consiste à retracer la fonction des objets qui ont été trouvés sur les sites archéologiques. Les données tracéologiques serviront à mieux comprendre les choix et activités techniques pratiquées, la répartition de ces activités à travers les différents sites d’occupation et les modes de subsistance. Bien qu’il soit parfois possible d’inférer l’usage d’un objet à partir des caractéristiques morphologiques et de stigmates d’usures macroscopiques, seules les analyses tracéologiques à fort grossissement microscopique permettent de confirmer la fonction d’un objet et de documenter les modes d’utilisation réels. Il importe tout d’abord de distinguer les observations à faible grossissement (observations macroscopiques à grossissement inférieur à 100X), des observations à fort grossissement (observations microscopiques à 100X et plus). Les analyses tracéologiques impliquent une combinaison des deux, mais il arrive parfois qu’aucun stigmate macroscopique ne soit observable, alors qu’une observation au microscope à fort grossissement révèle une combinaison de traces. Le repérage de stigmates à l’œil nu ne constitue donc pas une condition essentielle pour qu’un artéfact soit soumis à une analyse tracéologique.
Avant toute chose, il faut d’abord comprendre les dynamiques d’usure propres aux différentes matières premières (pierre, os, bois, etc.) et aux différentes variétés de matières lithiques (chert, silex, quartz, quartzite, ardoise, os), ainsi qu’à une variété de gestes (gratter, couper, percer, etc.). La constitution de référentiels expérimentaux permettra de répertorier les combinaisons de traces diagnostiques qui seront nécessaires à l’interprétation lors de l’analyse tracéologique d’artéfacts archéologiques. L’analyse tracéologique consistera à repérer et à interpréter les traces causées par une utilisation, observables sur les outils à faible (œil nu, 60X) et à fort grossissement (100X, 200X, 400X, 500X). Enfin, les données tracéologiques obtenues grâce à l’analyse serviront à déterminer la fonction des outils, à identifier les activités techniques pratiquées et à définir les modes de subsistance. Finalement, elles contribuent ainsi à l’interprétation globale d’un site.
Apprendre à lire les traces : le référentiel expérimental
Pour pouvoir faire l’analyse des traces d’utilisation sur un outil fabriqué dans une matière première donnée, il faut d’abord comprendre les dynamiques d’usure de cette matière lorsqu’elle est sollicitée pour accomplir une action technique sur différents matériaux : c’est ce que l’on appelle la tribologie. Il faut en quelque sorte apprendre à lire les traces. Pour y parvenir, il s’agit dans un premier temps de bien assimiler l’état de la matière vierge, puis d’utiliser la matière et observer la progression des traces en cours d’utilisation. Cet exercice se traduira par la production de centaines d’images enregistrées au microscope, illustrant différents moments de la séquence d’utilisation (de 0 minute à 60 minutes, par exemple), ainsi que d’une base de données répertoriant l’occurrence des différents types de traces et processus d’usure observés.
L’étape suivante consiste à compiler les données, à dégager des tendances, à définir les dynamiques d’usure et à établir des combinaisons récurrentes qui deviendront les combinaisons diagnostiques constituant le référentiel expérimental. Ce sont ces combinaisons qui permettront d’interpréter les observations faites lors de l’analyse tracéologique d’une collection d’artéfacts.
Décoder les combinaisons de traces sur des artéfacts : l’analyse tracéologique
L’analyse tracéologique d’un assemblage d’outils en pierre consiste donc à repérer et à identifier les traces qui témoignent d’une utilisation et, si possible, à retrouver à quoi et comment il a réellement servi. Préalablement, il convient de procéder à une évaluation du potentiel tracéologique d’une collection afin de constituer un corpus à analyser. Premièrement, les artéfacts sélectionnés pour l’analyse devront avoir un état de surface et une intégrité jugés suffisants. Par exemple, une surface sévèrement patinée en raison des processus d’usure naturels dans le sol ou altérée par la combustion, ne permettra pas l’observation de traces, ou augmentera considérablement le risque d’erreur. De surcroit, un outil dont il ne subsiste qu’une petite portion du tranchant ne permettra pas d’observer et de qualifier les interactions et le mode de répartition des traces.
Le processus de sélection des artéfacts à analyser devrait également tenir compte des particularités relatives au contexte archéologique, afin de cibler un corpus qui puisse générer des résultats pertinents à l’interprétation globale du site. Prenons par exemple un site qui fut jadis un campement de chasse, qui aurait été occupé à plusieurs reprises sur de courtes durées. Dans ce cas, il sera judicieux de ne pas sélectionner uniquement les outils façonnés (bifaces, couteaux, grattoirs, pointes), mais également une importante proportion d’éléments très peu ou pas façonnés (éclats retouchés, éclats qui ont pu être utilisés tels quels), qui seront généralement plus abondants sur le site. L’analyse tracéologique pourra ainsi révéler la présence de véritables outils parmi les éclats initialement identifiés comme simples produits de débitage. Ceux-ci seront davantage représentatifs des activités techniques réellement pratiquées sur le site, puisqu’il s’agit d’outils à usage unique, utilisés et abandonnés sur place.
Ensuite, le corpus sélectionné est soumis à l’analyse tracéologique. Il s’agit alors de passer chacun des objets sous la lentille du microscope, suivant un protocole d’enregistrement des données systématique et rigoureux. Il faut d’abord localiser une zone active (zone en contact avec la matière lors de l’utilisation), puis identifier, photographier et décrire les différents types de traces (orientation, aspect, fréquence, répartition, intensité, dimensions, etc.). Enfin, il faudra parvenir à identifier des combinaisons diagnostiques, à l’aide d’une comparaison avec les référentiels expérimentaux disponibles.
Pour chacun des outils analysés, il est possible d’émettre des interprétations à différents niveaux. Tout d’abord, il faut repérer une association de critères diagnostiques qui indiquera la présence d’une zone active. Ensuite, le degré d’intensité et/ou la fréquence des différentes traces observées permettront d’identifier la texture de la matière travaillée. Une combinaison plus complète permettra quant à elle d’inférer le type de matière travaillée. L’identification de l’action posée sera quant à elle tributaire de l’organisation et du mode de disposition des traces. Enfin, l’amalgame de ces quatre premiers niveaux d’interprétation permettra de rattacher l’outil à une activité technique spécifique ou à une fonction.
Ce tableau présente une description des différents niveaux interprétatifs applicables aux outils analysés.
(Dionne 2013 : 170)
(Dionne 2013 : 170)
L’interprétation : que révèlent les données tracéologiques ?
En plus de pouvoir révéler la véritable fonction des outils au-delà de leurs caractéristiques morphologiques, l’interprétation des données tracéologiques dans le cadre de l’étude d’un site archéologique permet de confirmer ou d’infirmer la pratique d’activités techniques sur place. Il devient alors possible de caractériser plus précisément la fonction d’un lieu d’occupation ou les modes de vie d’un groupe culturel à une époque donnée.
Activités de subsistance sur un site de campement paléohistorique dans la région de Dolbeau-Mistassini (DfFb-6)
Les données tracéologiques extraites de l’analyse d’un échantillon d’artéfact ont dans ce cas permis de préciser la nature de l’occupation et les activités pratiquées in situ (Patrimoine Experts 2020)*.
Dans un premier temps, l’outillage témoigne principalement de la pratique d’activités ponctuelles de courte durée. En effet, le degré de développement des traces observées va de faible à moyen. De plus, les outils ad hoc (éclats utilisés tels quels, produits et utilisés sur place) sont bien représentés parmi le corpus analysé, ce qui suggère la production et l’utilisation sur place d’éclats destinés à un usage unique.
Ensuite, les activités liées à la subsistance qui sont représentées sur le site sont les suivantes : activités d’approvisionnement en ressources (dépeçage des carcasses) et activités de transformation et de production (traitement et transformation des produits de la chasse). En effet, des outils témoignent des activités de dépeçage sur le site. Il s’agit d’un couteau bifacial et d’un outil ad hoc (un éclat légèrement retouché), sur lesquels l’organisation des traces indique l’application d’un mouvement longitudinal (couper) combiné à un mouvement transversal (racler), tandis que le type et l’aspect des traces suggèrent des contacts avec de la viande, de l’os et de l’andouiller. Un grattoir témoigne de la pratique des premières phases d’assouplissement d’une peau encore coriace, puisque les traces indiquent un contact avec une matière assez rigide. Deux autres grattoirs ont quant à eux été utilisés pour poursuivre l’assouplissement de la peau, les traces indiquant alors un mouvement transversal, pratiqué sur une matière qui est déjà en cours d’assouplissement (donc plus souple que rigide). La transformation de matières dures animales est également représentée sur le site, avec des couteaux utilisés pour le rainurage ou le découpage d’une matière osseuse et de l’andouiller, ainsi qu’un racloir ayant raclé la surface d’un os. Le fait de diagnostiquer une fonction de « couteau à dépecer » pour un objet ayant la forme d’une pointe témoigne des dangers des associations directes entre la forme de l’objet et sa fonction réelle. Ainsi, un objet d’abord identifié comme une pointe pourra finalement être associé à des activités de traitement des produits de la chasse ou même identifié comme un outil multifonctionnel (pointe et couteau).
En somme, les données tracéologiques révèlent une station d’occupation de courte durée, exploitée dans le cadre d’un système d’approvisionnement de chasseurs-cueilleurs. Les activités techniques identifiées correspondent à ce genre d’occupation; acquisition de ressources et traitement initial sur place des produits de la chasse.
Activités agricoles au Néolithique en Arménie
Aknashen est un village préhistorique situé en Arménie où les premiers fermiers (agriculteurs, éleveurs) du Caucase se sont installés vers 6000 av. J.‑C., probablement en provenance du Proche-Orient (Mésopotamie du Nord). Il s’agit d’un village agricole du Néolithique, caractérisé par la pratique de l’agriculture et de l’élevage ainsi que par un savoir-faire technologique élevé, notamment en matière de fabrication d’une industrie de longues lames régulières « superlames » en pierre taillée.
Pour fabriquer leurs outils, ce peuple s’approvisionnait en obsidienne (verre volcanique) dans huit volcans situés en périphérie du village. Deux méthodes de fabrication des outils ont été identifiées, l’une à partir d’éclats et l’autre à partir de lames. Les analyses tracéologiques à fort grossissement ont permis d’identifier divers travaux de courte durée effectués surtout avec les éclats ad hoc (ex : travail des peaux et de l’os), alors que la majorité des longues lames ont été tronçonnées en segments réguliers de manière à être emmanchés et à servir de faucilles pour faire la récolte, ou encore encastrés dans des outils composites : traineaux à dépiquer (tribulum) qui servaient à séparer les céréales de leur enveloppe et à hacher les tiges pour en faire de la paille.
La lame représentée ici est un élément provenant d’une faucille. Les traces associées à cette fonction (moisson) sur ce site sont très prononcées et assez uniformes d’un artéfact à l’autre. L’aspect général est assez plat et les traces sont concentrées près du bord tranchant. Ce dernier présente souvent un aspect arrondi et parfois « glacé ». Les fines stries sont omniprésentes (lignes faites de pointillés) et elles sont parallèles au bord, ce qui est typique de ces activités agricoles et en relation avec le geste effectué pour moissonner avec une faucille à la main. De fines égratignures éparses et sans orientation peuvent aussi être observées.
*Données tirées de : Patrimoine Experts. 2020. Rapport d’expertises archéologiques. Fouille du site DfFb-6 : construction d’un nouveau pont au-dessus de la rivière Mistassini, Route 169, Dolbeau-Mistassini. Juin – juillet 2017 – Volume 2 (Analyses spécialisées). Ministère des Transports, Direction générale du Saguenay–Lac-Saint-Jean–Chibougamau).
Pour en savoir plus
Chabot, J., M.-M. Dionne, I. Duval et C. Gosselin (2014) « Décoder l’outil. Usure, utilisation et fonction de l’outillage lithique en préhistoire du Nord-Est ». Archéologiques 27 : 48-68.
Chabot, J., M.-M. Dionne et S. Paquin (2016) “High Magnification Use-Wear Analysis of Lithic Artefacts from Northeastern America: Creation of an Experimental Database and Integration of Expedient Tools.” Quaternary International 427(B) : 25-34.
Dionne, M.-M., 2013. Gestion de la chaine opératoire de traitement des peaux et implication socioéconomique de la femme dorsétienne (détroit d’Hudson, Nunavik) : ethnoarchéologie, tracéologie et analyse de genre. Thèse de doctorat, Département des sciences historiques, Université Laval
Gurova, M. (2010) « Connotations fonctionnelles des grandes lames chalcolithiques : exemple de la Bulgarie ». Archaeologica Bulgarica 14(2) : 1-10.
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Keeley, L. H. 1980. Experimental determination of stone tool uses. Chicago, Chicago University press.
Patrimoine Experts. 2020. Rapport d’expertises archéologiques. Fouille du site DfFb-6 : construction d’un nouveau pont au-dessus de la rivière Mistassini, Route 169, Dolbeau-Mistassini. Juin – juillet 2017 – Volume 2 (Analyses spécialisées). Ministère des Transports, Direction générale du Saguenay–Lac-Saint-Jean–Chibougamau.
Semenov, S.A. 1964. Prehistoric Technology. Londres, Cory, Adams et MacKay.
Van Gijn, A. (2010) Flint in Focus: Lithic Biographies in the Neolithic and Bronze Age. Sidestone Press, Leiden.
Yerkes, R. (1983) “Microwear, Microdrills, and Mississipian Craft Specialisation”. American Antiquity 48(3) : 499-518.
Yerkes, R. & N. Kardulias (1993) “Recent Developments in the Analysis of Lithic Artifact.” Journal of Archaeological Research 1(3) : 89-119.
© Laboratoire de recherche sur la pierre taillée, Université Laval.
(Source : Patrimoine Experts. 2020. Rapport d’expertises archéologiques. Fouille du site DfFb-6 : construction d’un nouveau pont au-dessus de la rivière Mistassini, Route 169, Dolbeau-Mistassini. Juin – juillet 2017 – Volume 2 (Analyses spécialisées). Ministère des Transports, Direction générale du Saguenay–Lac-Saint-Jean–Chibougamau)
(Source : Patrimoine Experts. 2020. Rapport d’expertises archéologiques. Fouille du site DfFb-6 : construction d’un nouveau pont au-dessus de la rivière Mistassini, Route 169, Dolbeau-Mistassini. Juin – juillet 2017 – Volume 2 (Analyses spécialisées). Ministère des Transports, Direction générale du Saguenay–Lac-Saint-Jean–Chibougamau)
Photo : Jacques Chabot. Dessin : Julie Leclerc