Questions d’archéométrie : les analyses tracéologiques des objets en os
Par Christian Gates St-Pierre, Professeur agrégé, Département d’anthropologie, Université de Montréal
Les artéfacts en pierre et en céramique abondent dans les musées et les publications archéologiques, tant ces deux matériaux furent très largement utilisés au cours de la longue histoire de l’humanité. Les préhistoriens sont ainsi familiers avec ces objets communs auxquels ils consacrent bien souvent l’essentiel de leurs analyses.
Même si les humains fabriquent des objets en os depuis quelques centaines de milliers d’années, donc depuis beaucoup plus longtemps que la céramique (dont les plus anciens exemples datent de moins de 20 000 ans), pendant longtemps ils n’ont pas reçu la même attention de la part des archéologues, qui semblaient leur accorder un rôle secondaire ou accessoire dans l’histoire de l’espèce humaine. Mais comme toute discipline scientifique, l’archéologie évolue également. Elle découvre depuis quelques décennies l’immense potentiel informatif du travail des matières dures d’origine animale par les populations du passé, c’est-à-dire les os, les dents, l’andouiller et les coquillages, tant au niveau économique que technologique, social ou même symbolique.
Parmi les nombreux types d’analyses dont disposent les archéologues pour faire parler ces objets particuliers, l’un d’eux occupe une place de choix : la tracéologie. Il s’agit essentiellement d’une méthode qui permet de déterminer la fonction des objets à partir de l’observation de leurs microtraces d’utilisation.
La tracéologie osseuse : comment ça marche ?
La rubrique de Marie-Michelle Dionne et Jacques Chabot « Questions d’archéométrie : les analyses tracéologiques sur les outils en pierre » explique le fonctionnement de cette méthode de manière détaillée, dont voici les grandes lignes.
La méthode est d’abord basée sur le principe du raisonnement analogique, selon laquelle des processus similaires prenant place dans les mêmes conditions entraineront des résultats tout aussi similaires, et donc comparables. Ces conditions de similarité et de comparabilité sont par ailleurs assurées par la démarche expérimentale. Par exemple, un poinçon en os utilisé expérimentalement pour percer le cuir produira normalement (en situation contrôlée) un type d’usure qui sera propre à ce mouvement (percer) et à ce matériau (le cuir). Cette usure produite expérimentalement fera partie d’un référentiel, c’est-à-dire une banque de données comparatives qui regroupe tous les résultats d’expériences similaires. Si un poinçon en os provenant d’une collection archéologique montre des traces similaires à celles observées sur un poinçon expérimental qui fait partie du référentiel, il devient alors possible de conclure que les deux ont été utilisés de la même manière. La fonction de l’artéfact est donc déduite par analogie avec les résultats des expérimentations.
La méthode nécessite par ailleurs l’utilisation de microscopes métallographiques à fort grossissement (50x, 100x, 200x, 400x) qui permettent d’observer les microtraces d’usure sur les objets (figure 1). En prenant des séries de photos de ces microtraces à intervalles réguliers, on parvient aussi à documenter la progression de cette usure, fournissant ainsi des référentiels plus complets. Il importe par ailleurs d’utiliser des reproductions les plus semblables possibles aux artéfacts originaux, que ce soit au niveau des matériaux utilisés ou dans le choix des techniques de fabrication.
Même si la méthode n’est pas exempte de problèmes (par exemple la difficulté à reproduire les conditions d’utilisation du passé dans les expérimentations actuelles), la tracéologie demeure l’une des méthodes les plus précises et les plus efficaces pour déterminer la fonction des artéfacts en os. En voici quelques exemples.
L’exemple des poinçons en os
Nous venons d’évoquer le cas des poinçons utilisés pour percer le cuir. C’est la fonction la plus souvent évoquée pour expliquer l’usage de tiges en os pointues (figure 2). Or, il est possible de faire bien d’autres choses avec un objet aussi simple, contrairement aux objets de forme complexe qui ont souvent des usages plus spécifiques et limités, par exemple un harpon. Nous avons donc testé expérimentalement, il y a quelques années, différentes utilisations de « poinçons » en os : percer le cuir, mais aussi percer l’écorce, lisser ou décorer l’argile encore fraîche dans un processus de fabrication d’un vase en céramique, et éplucher des épis de maïs (figure 3). Les documents ethnographiques mentionnent en effet l’utilisation de tiges en os pointues pour éplucher le maïs chez les Haudenosaunee (Iroquois) de l’État de New York, et nous souhaitions savoir si l’on pouvait identifier ce type d’objet dans les collections archéologiques.
Nous avons pu constater que chacun de ces matériaux, et les gestes impliqués produisent des microtraces caractéristiques, différentes les unes des autres. Par exemple, l’utilisation sur le cuir produit des stries fines et parallèles à l’axe de pénétration de la pointe dans la pièce de cuir, mais aussi un arrondissement de la surface de l’os par friction et abrasion, surface qui devient polie (figure 4a). À l’inverse, une tige en os utilisée pour percer l’écorce, donc un matériau plus dur et moins souple, ne produit que peu de stries et entraine une abrasion des points les plus élevés de la microtopographie de l’objet, qui deviendront plus brillants que dans le cas d’une utilisation sur le cuir (figure 4b). Par ailleurs, les utilisations sur l’argile fraîche et sur les feuilles de maïs produisent des stigmates semblables, caractérisés surtout par un arasement de la surface de l’os, car il s’agit dans les deux cas de matières abrasives (à cause de leur forte proportion de microparticules de silice, une matière minérale très dure). Ce qui permet de les distinguer, c’est la présence de stries généralement plus larges, plus profondes et orientées de manière plus aléatoire lorsque l’objet est appliqué sur l’argile (figures 4c et 4d).
À partir de ce référentiel expérimental, il a été possible de préciser la fonction des tiges en os dans certains assemblages archéologiques iroquoiens, et de réaliser que certains ne sont pas du tout des poinçons, mais plutôt des éplucheurs à maïs, par exemple. D’autres ont montré des traces combinant plusieurs usages, ce qui témoigne du caractère multifonctionnel de certains de ces objets. Enfin, de futures analyses tracéologiques pourraient très bien révéler que ces tiges que l’on classe peut-être trop communément parmi les « poinçons » sont en fait des broches à cheveux, des tiges de jeux de bilboquet, des pics à nourriture, des poignards, ou autre chose encore.
De la même manière, l’analyse en cours d’incisives de castor modifiées que l’on présume avoir été utilisées pour travailler le bois, comme l’aurait fait le castor lui-même avec ses dents, pourrait indiquer que cette interprétation est erronée, étant basée sur le sens commun, sans véritable démonstration. C’est donc une histoire à suivre.
Le cas des aiguilles à tatouer
Les textes historiques sont nombreux à mentionner la pratique du tatouage chez les peuples autochtones du Nord-Est américain (figure 5). Mais qu’en est-il de la période précoloniale ? Pour le savoir, il faut pouvoir identifier des indices de tatouage. Or, la peau des défunts ne se préservant pas dans les sols acides de nos contrées, il est impossible d’y retrouver des preuves directes via l’archéologie. C’est donc indirectement, encore une fois par le raisonnement analogique et l’expérimentation tracéologique, que nous pouvons répondre à cette question de recherche.
Des séances de tatouage expérimental ont ainsi eu lieu en utilisant des flancs de porcs (figure 6). La peau des cochons est en effet celle qui se rapproche le plus de celle des humains, et son utilisation durant nos expérimentations a permis d’éviter d’avoir recours à des cobayes humains et vivants, ce qui aurait comporté des enjeux éthiques et sanitaires. Et ce, même si certains de nos collègues s’étaient portés volontaires.
Durant ces expérimentations en laboratoire, des stigmates caractéristiques ont pu être observés. Il s’agit surtout d’un léger arrondissement de la pointe et d’une usure de la surface qui devient polie et brillante, mais qui se limite aux trois premiers millimètres, soit la partie de la pointe en os qui pénètre la peau (figure 7). Il s’agit donc d’une usure très limitée, ce qui est toutefois cohérent avec la fonction d’une aiguille à tatouer. Des stigmates semblables ont été observés sur des objets courts et pointus provenant du site Droulers, un village iroquoien du XVe siècle situé en Montérégie. Ces objets se caractérisent aussi par la présence d’un petit pommeau à la base, qui devait sans doute faciliter l’application d’une pression avec l’index ou le pouce au moment de percer la peau (figure 8). Il est ainsi devenu possible de reconnaitre de probables aiguilles à tatouer dans les collections archéologiques et donc, indirectement, d’identifier des pratiques de tatouage dans le passé, grâce à la tracéologie.
Et ensuite ?
Il existe un très grand nombre de questions de recherche auxquelles la tracéologie peut apporter des réponses, ici comme ailleurs dans le monde. Avec un peu d’ingéniosité, les possibilités sont presque illimitées. Par exemple, une série d’expérimentations tracéologiques a récemment permis de mieux comprendre les multiples usages de dents de requins provenant de sites archéologiques au Brésil, une première ! De plus, d’autres matériaux que l’os et la pierre se prêtent maintenant à la tracéologie, comme le métal, le bois et la céramique. Il faut donc s’attendre à de nouvelles découvertes dans le domaine toujours dynamique et novateur de la tracéologie.
Références
Choyke, Alice M. et Sonia O’Connor (dir.), 2013, From these Bare Bones: Raw Materials and the Study of Worked Osseous Objetcs. Oxford : Oxbow Books.
Gates St-Pierre, Christian, 2007, « Bone Awls of the St. Lawrence Iroquoians: A Microwear Analysis » : 105-116; in C. Gates St-Pierre & R. B. Walker (dir.); Bones as Tools: Current Methods and Interpretations in Worked Bone Studies. BAR International Series No 1622. Oxford : Archaeopress.
Gates St-Pierre, Christian, 2018, « Needles and Bodies: A Microwear Analysis of Experimental Bone Tattooing Instruments ». Journal of Archaeological Science: Reports 20 : 881-887.
Gilson, Simon-Pierre Gilson, Christian Gates St-Pierre, Martin Lominy et Andrea Lessa, 2021, « Shark Teeth Used as Tools: An Experimental Study ». Journal of Archaeological Science: Reports 35 : 102733.
Keeley, Lawrence H., 1980, Experimental Determination of Stone Tool Uses. Chicago : University of Chicago Press.
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Sidéra, Isabelle, 2006, « Tracéologie fonctionnelle des matières osseuses : une méthode ». Bulletin de la Société préhistorique française 103(2) : 291-304.
Université de Montréal