Questions d’archéométrie : les analyses dendrochronologiques
La dendrochronologie (de dendron, arbre, chronos, temps et logos, science) est la discipline qui étudie les cernes annuels de croissance des arbres afin de mieux comprendre les phénomènes climatiques, environnementaux, naturels et culturels qui ont marqué le passé. Développés en Arizona au début du XXe siècle par Andrew Ellicott Douglass, les principes et les méthodes de la dendrochronologie ont immédiatement été appliqués aux recherches archéologiques, notamment pour la datation des vestiges d’habitations de villages Hopi (Douglass, 1921). En outre, la dendrochronologie s’est rapidement imposée comme méthode de datation absolue, puisqu’elle offre la possibilité – en présence de l’écorce ou du dernier cerne formé sous celle-ci – de dater une construction ou un vestige archéologique à l’année près, voire à la saison près.
Les principes
La dendrochronologie s’appuie sur quelques principes de base relativement simples. Mentionnons d’abord que, sous nos latitudes, le cycle des saisons entraine chez un arbre une alternance de croissance et de repos qui, chaque année, produit un cerne de croissance. La largeur de ces cernes de croissance est influencée par les conditions environnementales annuelles (précipitations, ensoleillement, température), ainsi que par l’ensemble des conditions ambiantes, incluant l’environnement physique, les épidémies d’insectes ravageurs, la concurrence forestière et l’action de l’humain. Ainsi, en mesurant l’ensemble des cernes d’une pièce de bois, du cœur vers l’écorce, il est possible de recréer son histoire sous la forme d’une courbe de croissance. En général, les arbres d’une même espèce situés dans la même région vont reproduire un schème de croissance similaire permettant la mise en correspondance des largeurs de cernes mesurés sur des arbres différents.
Cette mise en correspondance, nommée interdatation ou synchronisation, d’arbres provenant d’époques différentes (arbres vivants, bois architecturaux, bois archéologiques ou fossiles), permet la construction de séries chronologiques moyennes remontant toujours plus loin dans le temps. Il suffit alors qu’une série moyenne soit datée de façon absolue par synchronisation avec des séries représentatives d’arbres vivants (donc datés) pour que toute la chronologie soit ancrée dans le temps. Une fois bâties, ces chronologies s’imposent à leur tour comme des référentiels qui servent d’étalons pour dater de nouvelles chronologies non datées ou dites « flottantes ». Plus ces référentiels comportent d’individus, mieux ils reflètent les variations de croissance communes, soit le signal climatique, plutôt que les variations individuelles propres à chaque arbre. S’il est possible de dater des arbres abattus il y a plusieurs millénaires aux États-Unis et en Europe, la plupart des référentiels québécois remontent quant à eux aux XVe, XVIe ou XVIIe siècles, en fonction des différentes essences forestières analysées. Cette limite temporelle peut notamment s’expliquer par la jeunesse de la discipline au Québec et par les conditions de préservation difficile des vestiges ligneux anciens, qu’ils soient naturels ou anthropiques.
La méthode
L’analyse dendrochronologique est précédée de l’identification des essences forestières en présence, réalisée sur la base de critères macroscopiques (écorce, couleur du bois, etc.) ou microscopiques. Dans ce cas, des échantillons sont prélevés sur chacune des pièces du corpus et observés au microscope, en lumière transparente, à des grossissements allant de 40x à 1 000x. L’analyse se fait à l’aide de clés d’identification anatomique permettant de distinguer chacune des espèces ligneuses par une série de caractéristiques morphologiques ou cellulaires particulières (Schweingruber, 1982).
Sur la base des essences forestières identifiées, des prélèvements à la tarière ou à la scie peuvent ensuite être réalisés sur les pièces de bois sélectionnées. Ces échantillons sont ensuite soigneusement poncés afin de rendre visible chaque cerne de croissance, une étape essentielle à l’analyse dendrochronologique. Les échantillons sont alors numérisés à l’aide d’un scanneur haute résolution et mesurés à l’aide d’un logiciel dédié à cette tâche. La série de valeurs naturelles obtenue pour une pièce est alors normalisée de façon à réduire le signal de basse fréquence spécifique à chaque individu et à mettre en relief les variations interannuelles de haute fréquence communes à tous les individus.
Les séries moyennes normalisées (ou indicées) des pièces d’un même site sont ensuite synchronisées entre elles sur la base de tests statistiques et d’observation visuelle des courbes de croissance. Cette étape permet la création d’une chronologie moyenne de site qui pourra être datée par synchronisation avec une chronologie de référence régionale ou avec d’autres chronologies moyennes de site déjà datées. Si l’ensemble de ces démarches est concluant, chacune des pièces formant la nouvelle chronologie de site peut être datée individuellement. Ces résultats sont alors interprétés en fonction des contextes étudiés.
La dendroarchéologie au Québec
En archéologie, la dendrochronologie permet de déterminer la période de construction de bâtiments patrimoniaux ou de vestiges archéologiques, en plus de mettre en évidence les différentes phases de construction d’un site, les récupérations ou les réparations. L’identification de la date d’abattage des arbres utilisés et, par extension, de la date de construction d’un bâtiment ou d’un vestige permet l’étude des modes d’exploitation forestière et ouvre la porte aux recoupements avec les données d’archives existantes, tout en contribuant à la mise en valeur du patrimoine archéologique et bâti d’un territoire.
La dendrochronologie permet par ailleurs d’identifier, à des degrés divers, la région d’origine des arbres analysés, ce que l’on appelle la dendroprovenance. Celle-ci découle du principe fondamental selon lequel les arbres de différentes régions développent des schèmes de croissance distincts en raison des conditions climatiques et physiques propres à chaque région (Haneca et coll., 2005). Ainsi, une chronologie composée de bois dont l’origine est inconnue présentera généralement une très forte corrélation avec sa région de provenance et, en contrepartie, des corrélations moins fortes avec les régions avoisinantes. Pour arriver à déterminer la provenance géographique précise d’une pièce de bois, il faut toutefois mettre en place un réseau serré de plusieurs référentiels ancrés localement sur un territoire donné (Bonde et al., 1997; Daly, 2007).
Le Groupe de recherche en dendrochronologie historique (GRDH) œuvre depuis 2001 à mettre en place ce réseau de chronologies dans les Basses-Terres du Saint-Laurent pour permettre non seulement de dater, mais aussi de déterminer le plus précisément possible la provenance géographique des pièces de bois analysées. Les données accumulées par le GRDH, mais également celles produites par d’autres chercheurs, permettent aujourd’hui de déterminer globalement la région de provenance des pièces de thuya occidental étudiées, qu’il s’agisse du Haut-Saint-Laurent, de l’Outaouais ou des régions de Montréal, de l’Abitibi, de Québec, du Saguenay ou de la Gaspésie (Poudret-Barré, 2007; Brien, 2012). De telles études seront également possibles pour d’autres essences, notamment le pin blanc et la pruche du Canada, au fur et à mesure que de nouvelles chronologies ancrées géographiquement seront créées.
Jusqu’à présent, les différentes analyses dendrochronologiques réalisées au Québec ont permis de dater d’innombrables immeubles patrimoniaux (habitations, entrepôts, immeubles institutionnels religieux, bâtiments de ferme, etc.) situés dans les vallées du Saint-Laurent et de l’Outaouais, mais également dans des secteurs de colonisation plus tardive. À cela s’ajoute la datation de nombreux vestiges archéologiques, qu’il s’agisse des composantes d’anciens bâtiments (institutionnels, résidentiels ou utilitaires), de vestiges défensifs (palissades, remparts, etc.), de structures utilitaires (ponts, cuves de tannerie, drains, canalisations, etc.), d’aménagements portuaires (quais, jetées, murs de soutènement, etc.) ou d’épaves. À noter toutefois qu’aucun vestige archéologique autochtone n’a été daté jusqu’à maintenant en raison du faible degré de préservation de ces vestiges et du diamètre réduit des pièces de bois généralement utilisées. Chacune des analyses dendrochronologiques apporte son lot d’informations qui sont interprétées en fonction des données archéologiques et historiques connues et à la lumière des questions de recherche.
En savoir plus
Bonde, Niels, Tyers, Ian, Wazny, Tomasz, 1997, « Where Does The Timber Come From? Dendrochronological Evidence of the Timber Trade in Nothern Europe », Archaeological Sciences 1995: Proceedings of a conference on the application of scientific techniques to the study of archaeology, Liverpool, Oxbow Books, p. 201-204.
Brien, M-C., 2012, « Le cèdre blanc (Thuja occidentalis) dans le paysage culturel en amont de Montréal au XIXe siècle. Une approche dendroarchéologique », mémoire de maitrise, Université de Montréal.
Dagneau, C., 2001, « Étude dendrochronologique de la maison LeBer-LeMoyne : une méthodologie appliquée à un bâtiment historique », Archéologiques, vol. 15, p. 69-83.
Daly, A., 2007, « Timber, Trade and Tree-rings. A dendrochronological analysis of structural oak timber in Northern Europe, c. AD 1000 to c. AD 1650 », Ph. D, Odense, University of Southern Denmark, 288 p.
Douglass, A.E., 1921, «Dating Our Prehistoric Ruins: How Growth Rings in Timbers Aid in Establishing the Relative Ages in Ruined Pueblos of the Southwest », Natural History, vol. 21, No. 2.
Haneca, K., Wazny, T., Van Acker, J., Beekman, H., 2005, « Provenancing Baltic timber from art historical objects: succes and limitations », Journal of Archaeological Science, vol. 32, p. 261-271.
Poudret-Barré, A., 2007, « Le bois d’œuvre et le port de Montréal, 1830-1870 : une approche dendroarchéologique », mémoire de maitrise, Université de Montréal.
Schweingruber, F. H., 1982, Anatomie microscopique du bois, Institut Fédéral de Recherche Forestière, Edition Zürger, Zurich.
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