Questions d’archéométrie: les analyses de résidus lipidiques
par Karine Taché, archéologue, Département des sciences historiques, Université Laval.
Domaine émergent en archéométrie, l’analyse de résidus organiques a pris son essor en Angleterre il y a une trentaine d’années. Depuis, la caractérisation de résidus organiques préservés en contexte archéologique a gagné du terrain et il est aujourd’hui possible d’identifier une gamme de produits périssables autrefois inaccessibles aux archéologues. On pense bien sûr à la nourriture sous toutes ses formes (solide et liquide) mais également à divers produits utilisés à des fins autres que l’alimentation, comme les résines ayant servi de scellant ou d’adhésif, certaines substances médicinales, divers produits cosmétiques, les substances organiques utilisées comme pigments, ou encore les huiles et graisses qui servaient de combustible.
Des molécules déposées sur les artéfacts
Ces produits se manifestent sous forme de molécules organiques amorphes et invisibles, souvent appelées résidus, déposées par l’activité humaine sur des matrices inorganiques. Déterminer la nature et l’origine de ces molécules requiert un ensemble de techniques analytiques complexes, lesquelles ont été appliquées avec succès à une variété de témoins matériels. Les résidus préservés dans la matrice poreuse ou les dépôts carbonisés des céramiques anciennes sont particulièrement éloquents. Des artéfacts en pierre, en métal, en verre, de même que des sédiments anthropiques et des restes humains ont également révélé des indices inattendus quant à leur provenance et à leur utilisation.
Les lipides: une classe à part de résidus
Parmi les différentes classes de molécules organiques susceptibles de témoigner de divers aspects du passé humain, les lipides sont celles qui se préservent le mieux et le plus longtemps. Une telle conservation peut être attribuée au caractère hydrofuge des lipides (c.-à-d. leur insolubilité dans l’eau), à leur résistance à la chaleur et à leur structure moléculaire rigide composée d’atomes de carbone. Ces propriétés expliquent la place prépondérante qu’occupent l’extraction et la caractérisation des lipides dans le vaste domaine des analyses de résidus organiques. De plus, les lipides, que ce soit sous forme de graisses ou d’huiles, sont présents dans tous les organismes vivants puisqu’ils y remplissent un certain nombre de fonctions vitales, notamment au niveau du stockage d’énergie.
Techniques analytiques appliquées aux résidus lipidiques
Caractérisation moléculaire par chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse
L’extraction de lipides emprisonnés dans des dépôts adhérant à la surface d’un artéfact ou à l’intérieur de sa matrice poreuse se fait suivant un protocole bien établi qui implique l’ajout d’un solvant organique. Les lipides sont ensuite identifiés par chromatographie en phase gazeuse (CPG), technique qui permet la séparation des différentes composantes lipidiques d’un résidu, couplée à la spectrométrie de masse (SM), technique qui permet l’identification précise de chacune des composantes.
Le principe de base derrière toute analyse de résidus organiques, incluant les lipides, est que les organismes vivants se distinguent au niveau des éléments chimiques qui les composent. Toutefois, certaines composantes lipidiques permettent une plus grande résolution taxonomique que d’autres. Ainsi, alors que certains acides gras se retrouvent dans tous les organismes vivants, d’autres molécules, appelées biomarqueurs, sont uniques à une ressource ou une catégorie de ressources particulières. La caractérisation de nouveaux biomarqueurs a été et continue d’être cruciale dans le développement des analyses de résidus lipidiques appliquées à l’archéologie, puisque ceux-ci permettent d’identifier avec certitude une gamme grandissante de ressources organiques utilisées dans le passé.
© Karine Taché
Détermination des rapports isotopiques du carbone et de l’azote
Afin de maximiser l’information obtenue des résidus lipidiques, les analyses par CPG-SM sont souvent complétées par des analyses isotopiques. Comme plusieurs études l’ont démontré, la détermination par spectrométrie de masse des rapports isotopiques du carbone et de l’azote peut s’avérer utile pour distinguer les organismes marins et terrestres, les denrées alimentaires ayant différents niveaux trophiques (c’est-à-dire différentes positions dans la chaine alimentaire), de même que les plantes C4 et C3, qui diffèrent par leur mode de fixation du dioxyde de carbone lors de la photosynthèse. Un nombre limité de graminées tropicales (maïs, millet, canne à sucre, sorgho) sont des plantes dites C4, alors que la grande majorité (> 95 %) du monde végétal est constitué de plantes dites C3. L’analyse des isotopes stables du carbone et de l’azote est couramment utilisée pour émettre un premier postulat quant aux grandes catégories de ressources animales et végétales représentées dans les résidus, et notamment identifier des régimes alimentaires basés sur la culture du maïs, une plante C4, ou sur la chasse aux mammifères marins.
Détermination des rapports isotopiques du carbone de composés spécifiques
Un autre type d’analyses permet de mesurer les rapports isotopiques du carbone sur deux acides gras bien préservés en contexte archéologique, l’acide palmitique et l’acide stéarique. Ces analyses fournissent des informations additionnelles et complémentaires quant à l’origine des résidus lipidiques, permettant par exemple de distinguer les mammifères terrestres ruminants et non ruminants, d’identifier des ressources marines et de les distinguer des ressources aquatiques d’eau douce, et d’identifier l’exploitation de produits laitiers.
Défis interprétatifs: dégradation, mélanges et contaminations
La composition d’un résidu lipidique archéologique, même lorsqu’il ne représente qu’une seule ressource, diffère de celle de son analogue animal ou végétal moderne. En effet, de nombreux processus de dégradation physique et chimique agissent sur un résidu entre le moment où les lipides sont déposés sur un objet et le moment où cet objet est récupéré par l’archéologue. Si la dégradation différentielle des composés lipidiques est un fait connu, déterminer la nature et l’ampleur des processus de dégradation à l’œuvre requiert une connaissance approfondie d’une multitude de facteurs propres à chaque contexte archéologique (conditions d’enfouissement, climat, propriétés physicochimiques des vases, etc.).
La caractérisation de résidus lipidiques formés d’un mélange de produits représente un autre défi de taille. En l’absence de biomarqueurs, nos interprétations se limitent souvent à des postulats quant à la catégorie de matière grasse la mieux représentée à l’intérieur d’un résidu. Heureusement, des biomolécules spécifiques à certaines ressources (ou biomarqueurs) permettent parfois plus de précision. Ainsi, un profil chromatographique contenant à la fois du cholestérol (biomolécule spécifique au gras animal) et des phytostérols (biomolécules spécifiques aux huiles végétales) révèle la présence d’au moins deux ingrédients. Des études récentes combinant analyses statistiques et valeurs isotopiques permettent également de mieux évaluer l’apport de différents ingrédients à un même résidu, mais il est encore impossible de savoir si les différentes ressources ont été préparées à tour de rôle ou simultanément.
Enfin, une contamination des résidus archéologiques par des substances organiques présentes dans l’environnement d’enfouissement, suite à une manipulation pendant la fouille (p. ex. insectifuges) ou lors de l’entreposage des objets (p. ex. sacs en plastique) peut également nuire à l’interprétation des profils lipidiques.
Contributions des analyses de résidus lipidiques appliquées à l’archéologie
Les analyses de résidus lipidiques appliquées à des céramiques anciennes permettent donc d’identifier, avec plus ou moins de précision, le contenu de ces récipients et ainsi d’appréhender leur fonction et leur mode d’utilisation. De telles analyses ont été menées à une multitude d’échelles spatiotemporelles, tantôt appliquées à différents types de vases, tantôt à différentes maisonnées d’un même site archéologique et tantôt à plusieurs sites d’une même région. Si les défis interprétatifs mentionnés ci-haut rendent difficile, voire impossible, la reconstitution de « recettes » anciennes uniquement sur la base d’analyses de résidus lipidiques, la combinaison de données moléculaires et d’autres sources d’informations permet de proposer des hypothèses plausibles quant aux comportements culinaires passés. Par exemple, l’identification de maïs, de poissons et de ruminants à l’intérieur de vases en céramique retrouvés sur le site Dawson, situé à Montréal, et associés aux Iroquoiens du Saint-Laurent, laisse présager de leur utilisation dans la préparation de sagamité, une soupe à base de maïs et de poisson bien documentée historiquement.
La caractérisation moléculaire et isotopique de résidus lipidiques a également permis de jeter un regard nouveau sur des problèmes archéologiques à grande échelle, comme l’adoption de la poterie et la transition vers l’agriculture. Par exemple, alors que l’accumulation de données démontre que la poterie a préséance sur l’agriculture dans plusieurs régions du monde, y compris le Québec, on s’explique encore mal l’émergence de la technologie céramique au sein de groupes relativement mobiles vivant de chasse, de pêche et de cueillette. L’analyse de résidus lipidiques préservés à l’intérieur de près de 200 vases Vinette 1 (3000 à 2600 ans AA) retrouvés sur une trentaine de sites archéologiques du nord-est américain a révélé une prédominance de lipides spécifiques aux ressources aquatiques, contribuant ainsi à une meilleure compréhension du phénomène. De plus, certains de ces biomarqueurs aquatiques impliquent que les résidus ont été soumis à des températures élevées (au-delà de 270 °C) pour des périodes prolongées, confirmant que les vases ont servi à des activités de cuisson. Des analyses de résidus organiques déposés par l’activité humaine à l’intérieur de contenants en céramique ont également révélé des tendances intéressantes, parfois inattendues, quant à l’utilisation de la poterie à la suite de l’adoption de l’agriculture dans l’est de l’Amérique du Nord. Un certain nombre d’études, par exemple, indique une faible contribution du maïs aux résidus, contrairement à ce que l’on aurait pu prévoir.
Si davantage de données provenant de diverses sources (fauniques, botaniques, environnementales et autres) devront être accumulées afin de tester ces nouveaux scénarios, les études de cas citées brièvement ici permettent d’entrevoir le potentiel interprétatif des analyses de résidus lipidiques associés aux céramiques anciennes du Québec et d’ailleurs. En somme, l’application de plus en plus généralisée de nouvelles technologies biomoléculaires permettant la caractérisation de lipides préservés en contexte archéologique met en lumière des aspects inédits du passé humain et contribue notamment à l’étude de la nourriture et de l’ensemble des pratiques culturelles qui l’entourent.
En savoir plus
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Reber, Eleanora A., et Richard P. Evershed 2004b Identification of Maize in Absorbed Organic Residues: A Cautionary Tale. Journal of Archaeological Science 31(4):399–410.
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Taché, Karine 2018 Breaking lipids to enrich the past: looking up to the next 50 years of organic residue analysis. Canadian Journal of Archaeology 42:124-136.
© Karine Taché
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