Questions d’archéométrie : l’analyse bioarchéologique des restes humains sur le terrain et en laboratoire
Par Isabelle Ribot, Prof. agrégée, anthropologie, Université de Montréal
C’est quoi la bioarchéologie et à quoi ça sert?
La bioarchéologie est à l’origine une branche issue des sciences archéologiques, qui étudie les restes squelettiques de différentes espèces (dont l’humain) en lien étroit avec leur contexte de découverte. En ce qui concerne l’analyse des restes humains archéologiques, cette spécialité est basée sur une approche multidisciplinaire par excellence. Elle a remplacé l’anthropologie physique, terme que l’on n’utilise plus depuis plus de 20 ans. En effet, la bioarchéologie analyse les données tant archéologiques (localisation, chronologie, environnement, culture matérielle, rites funéraires) que biologiques (âge, sexe, état de santé, origine). En accumulant et en croisant toutes ces informations, cette discipline nous aide à explorer nos populations passées, leur mode de vie, leurs pratiques funéraires, ainsi qu’à protéger un patrimoine archéologique qui nous interpelle directement.
Un travail aux multiples facettes
Le travail du bioarchéologue est très diversifié, car il comporte de nombreuses phases : la préparation du projet, la fouille des sépultures, l’analyse des restes humains en laboratoire et la diffusion des résultats.
Cette profession nécessite donc des connaissances poussées non seulement en archéologie de terrain, mais aussi en ostéologie humaine. De plus, avant même d’entreprendre tout travail sur un site funéraire, le bioarchéologue prépare son projet en étroite collaboration avec les communautés et/ou institutions (p. ex. municipalités, paroisses, ministères). En effet, bien que les sépultures retrouvées dans les cimetières anciens restent la plupart du temps anonymes, elles peuvent parfois concerner des groupes de descendants. Ces derniers, lorsqu’ils sont identifiés, sont de plus en plus impliqués dans le déroulement des projets bioarchéologiques, y compris la réinhumation des sépultures. Finalement, le bioarchéologue partage ses résultats afin d’informer les communautés descendantes et de faire avancer la discipline sur le plan scientifique.
Le bioarchéologue sur le terrain
Le déroulement de la fouille d’un site funéraire (durée, superficie explorée) varie beaucoup en fonction des objectifs et du budget (opération de sauvetage, école de fouille). Le travail de terrain se subdivise en trois grands volets : la prospection, la fouille des sépultures et de ses structures associées et la collecte de données.
En effet, au début d’un terrain, une phase de prospection archéologique à l’aide du géoradar peut parfois aider à localiser un cimetière oublié, surtout s’il n’y a aucun marqueur à la surface (croix, dépression). Cette technique de télédétection repère, sans avoir besoin de fouiller, des structures (bâtiments, fosses, tranchées, pierres, cercueils) sous la surface. Son principe est basé sur l’analyse des accélérations et décélérations d’une onde électromagnétique lancée dans le sol. Ces variations de vitesse sont ensuite visualisées avec un logiciel spécialisé sous la forme de réflexions. Par exemple, des paraboles relativement larges apparaissant à des profondeurs et intervalles réguliers peuvent suggérer la présence souterraine de rangées de cercueils.
Enfin, la fouille des sépultures en tant que telle amène à déterminer comment le décédé était enterré en association ou non avec une variété de structures funéraires (fosse, pierre tombale, cercueil, caveau), qui varient à travers le temps et d’une région à l’autre. Ce travail s’exécute avec divers outils (pelle, truelle, pinceau et outil de dentiste), qui sont de plus en plus fins à mesure que le bioarchéologue se rapproche du squelette humain. Une fois que l’entièreté du corps est dégagée, diverses données sont collectées par écrit (fiches, notes) et visuellement en 2D et 3D (dessins, photographies), telles que la localisation exacte de tous les éléments ostéologiques (avec les coordonnées spatiales x, y ,z); le degré d’articulation et de conservation du squelette; l’orientation et la position du corps; et la présence d’artéfacts. Afin de prévenir les problèmes de contamination et/ou de conservation, on peut prélever divers échantillons (sol, os, dent, tissu mou) durant la fouille de la sépulture pour effectuer des analyses spécialisées de paléoparasitologie et paléogénétique. Finalement, le squelette est prélevé au complet et emballé délicatement dans des sacs en papier et des boites, tous identifiés avec les codes du site et de la sépulture.
Les analyses de base en laboratoire
Après la fouille, les sépultures sont transportées en laboratoire pour la réalisation d’analyses ostéologiques diverses, qui permettront d’extraire des informations sur chaque individu (âge, sexe, morphologie, traces de maladies). Le travail de base en laboratoire comporte de nombreuses étapes, notamment l’inventaire ostéologique, l’analyse morphologique et les observations paléopathologiques. Dans un premier temps, tous les éléments du squelette de chaque sépulture sont inventoriés en détail dans un fichier Excel (avec des catégories de conservation) et sous la forme de fiches visuelles individuelles. Cette étape préliminaire permet d’évaluer l’état de conservation de chaque individu qui reflète souvent la nature du site et la présence d’éléments utiles (bassin, côtes, crâne) dans l’échantillon afin de déterminer le sexe et l’âge au décès et la composition démographique de l’échantillon.
Dans un deuxième temps, l’analyse de la morphologie va nous permettre d’explorer la variation biologique (dimorphisme, origines, adaptation). Les dents et la voûte crânienne sont des parties du squelette, relativement stables, c’est-à-dire peu influencées par l’environnement par opposition à la mandibule et les os des membres. Elles sont donc souvent utilisées pour estimer des distances génétiques à partir de traits morphologiques. Grâce à la création d’une documentation 3D via la photogrammétrie, les restes humains peuvent être analysés après leur réinhumation et avec encore plus de détails que les méthodes 2D. Après avoir été photographié sous tous ses angles, le crâne ou autre élément anatomique est reconstruit et comparé métriquement à d’autres groupes grâce à divers logiciels spécialisés (Agisoft Metashape, MorphoJ).
Dans un troisième temps, l’observation des paléopathologies dentaires et osseuses peut amener des informations complémentaires aux données historiques sur le contexte sanitaire d’une population. Cette approche est basée sur l’observation des traces de maladies sur le squelette : toutes les modifications anormales (destruction, formation, malformation) des tissus durs du squelette sont enregistrées, non seulement macroscopiquement (localisation, sévérité), mais aussi au moyen des techniques de l’imagerie médicale (radiographie, CT-scan). Leurs fréquences sont ensuite analysées à l’échelle du groupe pour tenter d’interpréter leurs variations en fonction du sexe, du site et de la période. Comme l’organe de la bouche peut être exposé à de nombreux stress au cours de la vie d’un individu (habitudes, carences alimentaires, activités), les paléopathologies dentaires sont un outil clé pour explorer les interactions des humains avec leur milieu. Néanmoins, de nombreux défis limitent aussi les interprétations qui doivent rester prudentes. En effet, de nombreuses maladies ne laissent pas de traces sur le squelette et les échantillons de restes humains issus de sites archéologiques sont souvent biaisés dans leur représentativité pour de nombreuses raisons (conservation variable, nombre d’individus, traitement funéraire).
Nécessité d’aller plus loin
Finalement, le bioarchéologue rajoute à son travail de base une très large palette d’analyses spécialisées (isotopes, ADN ancien, protéines), qui se réalisent souvent grâce à l’expertise de nombreux autres laboratoires. Des questions de recherche spécifiques à chaque site à l’étude sont souvent soulevées relativement au contexte socioéconomique, environnemental et démographique. Dans cette perspective, la paléochimie, la paléogénétique et bien d’autres disciplines peuvent y répondre et ainsi compléter la bioarchéologie. Cependant, un retour continuel sur les données archéologiques d’un site (chronologie, organisation spatiale, culture matérielle, traitement funéraire) permettra aussi de croiser toutes les données et d’approfondir les interprétations sur l’histoire d’un cimetière.
En savoir plus
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©Ribot, Isabelle 2020
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